Le numérique, c’est culturel!
Tant ils génèrent de nouvelles pratiques au quotidien, ces jours inédits que nous vivons sont propices à l’observation et à la réflexion. Tout au long de mon parcours professionnel, j’ai eu l’occasion d’expérimenter une relation singulière au numérique en organisant des événements pour contribuer à une meilleure compréhension de cette « révolution culturelle et cognitive » décrite par Michel Serres. J’aime me présenter comme « digitality enthusiast » en ce que le “-ity” encapsule de culturel. L’occasion de partager avec vous cette réflexion qui m’anime, d’autant plus en ces temps de distanciation sociale VS mise en lien digitale…
Des mots, des concepts, une histoire, des usages, le tout agrégé autour d’un concept: celui de “culture numérique”. Par “culture numérique”, n’entendez pas “les arts numériques” qui célèbrent une esthétique du digital. Il n’est pas non plus question des dispositifs de médiation culturelle développés dans les lieux de culture qui prennent le tournant du numérique, ou de leurs nombreuses plateformes (expos virtuelles, l’opéra en streaming, …) que l’on voit fleurir ces derniers jours aux quatre coins du web. La “culture numérique”, ce n’est pas la culture qui se numérise, mais bien le numérique qui, en se démocratisant, a généré une véritable culture en soi appelée à être davantage reconnue pour être adressée comme tel.
En se démocratisant, le numérique a généré une véritable culture en soi
Le numérique, un phénomène culturel? Pensez-y quelques instants…
En ce qu’il modifie notre rapport au temps et fixe le tempo de l’accélération continue de nos vies. En ce qu’il impacte notre rapport à l’espace, à notre environnement, au monde. Le numérique comme milieu, comme espace de socialisation régi par des codes. Le numérique invoqué quand on parle “d’errance, de sobriété”, ou sur un tout autre registre, “d’activisme numérique”. Le numérique qui a son histoire, ses figures et ses pionniers, d’Alan Turing à Tim Berners Lee, de Paul Otlet à Robert Cailliau, de Mark Zuckerberg à John Perry Barlow, …. Le numérique qui fait évoluer nos manières de travailler, de collaborer. Mais aussi et encore, la manière dont on définit des générations par rapport à lui — “digital natives”, millenials ou autre “génération Y”, et le rapport différencié qu’elles nourrissent à la vie privée. Ce numérique “que l’on fabrique, mais qui nous fabrique aussi” si l’on en croit le sociologue Dominique Cardon. Ce numérique qui reconfigure nos territoires et la manière dont on s’y projette.
D’ailleurs, ne parlons-nous pas d’ “acculturation numérique”?
Défendre la composante culturelle du numérique, c’est prendre en considération le “mindset numérique” en ce qu’il comprend d’aptitude à gérer l’interactivité (le “2.0”), l’horizontalité, à exploiter le potentiel du réseau, de la coopération à distance, de la mise en commun des ressources.
Un petit détour étymologique s’avère parfois utile… Se rappeler qu’avant de devenir “la Tech”, la technologie repose sur les piliers “téchnē” (« art », « compétence »,« artisanat ») et “-logía” (pour “l’étude d’une discipline”). La technologie comme science et à ce titre, prolongement de l’humain et de ce qui le fonde. Une vision qui nous invite à défendre une interprétation plus “organique” du numérique plutôt que de le considérer comme une composante extérieure à nous-mêmes telle une prothèse (« disruptez-vous ou mourrez! »).
Car quand on évoque le numérique à travers le prisme culturel, il y a quelque chose de l’ordre du sensible et de l’intime qui se met en route. Poser la question du numérique sous la forme de l’enjeu culturel, a un effet interrogateur démultiplicateur.
Transformons-nous en Platon de notre ère numérique!
En tant que prolongement de l’homme, le numérique serait-il un miroir dans lequel nous regarder pour questionner et redéfinir notre humanité? Une opportunité de définir notre singularité dans un monde mis en données? Quelle plus-value propose l’intelligence humaine à l’heure où l’IA “peut tout” faire? A l’heure du “web du push”, comment continuer à “nourrir notre algorithme intérieur”comme aime le rappeler l’essayiste Paul Vacca?
Aborder le numérique par le prisme culturel, c’est de facto considérer la question des usages, du contexte, de notre histoire. C’est considérer nos manières de faire et de voir le monde, la ville, son environnement immédiat, la vie en société.
Au lieu de décrire cette révolution comme un événement ayant tout chamboulé sur son passage — l’humain y compris, ne gagnerions-nous pas à considérer le numérique comme un prolongement de ce qui fonde notre relation aux savoirs, notre culture?
Les exemples sont pléthore ces derniers jours: des actions de solidarité aux pratiques culturelles renouvelées, du traitement des big data pour la santé à la reconfiguration virtuelle de l’espace public. Le numérique comme opportunité non pas de nous “transformer” mais de nous réinventer et de réinventer notre lien à l’autre, au territoire, en misant sur nos atouts et nos singularités. Investir dans l’humain pour que celui-ci nourrisse sa “culture du numérique” et développe du sens à travers un monde de nouvelles connaissances, de nouveaux possibles.
De la “transformation” à la “formation”: défendre l’enjeu culturel du numérique, c’est un plaidoyer pour l’apprentissage tout au long de la vie dans notre ère digitale.
A digital art for a digital culture?
D’origine belge et installée à Londres, Julie Canon pose cette question au fil de son travail de visual artist et de graphic designer. Bien au-delà du mode binaire, ses broderies et posters faits main nous emmènent dans son univers comme des entrelacs de créativité et de contradictions. @Julie Canon